Pierre Tréal, soldat estropié et aspirant cordonnier
Ce fait-divers, extrait des comptes de fabrique de Plougasnou, montre comment pouvait s’effectuer la solidarité dans une communauté villageoise du Trégor au XVIIe siècle.
Nous sommes à la fin de la guerre de Trente ans (1618-1648). Le cardinal de Richelieu et le roi Louis XIII viennent de mourir et la misère est bien présente dans la campagne trégorroise. Les vieux parents du soldat estropié, vraisemblablement ménagers, ne peuvent même pas le nourrir. En juin 1645, une levée supplémentaire de 600 livres, « égaillée » sur la paroisse ne peut être entièrement couverte, car certains paroissiens « partables » ne veulent pas payer et se rebellent ; d’autres sont indigents et les fabriques sont dans l’obligation de couvrir la somme manquante en puisant dans leurs deniers personnels.
Pierre Tréal, paroissien de Plougasnou, soldat du roi durant la guerre de Trente Ans, revient de l'armée en 1644, estropié des deux pieds. Il avait combattu les Espagnols soit dans la flotte du Ponant soit dans celle du Levant, sous les ordres d’Henri de Sourdis*.
Ses parents, habitants de Plougasnou, n'étant pas assez riches pour l'entretenir, la paroisse le prend en charge. Puis, afin de se libérer d'un "éternel entretien", la fabrique paie une demi-année, soit neuf écus, à Jean Le Marchallant, maître cordonnier de la paroisse Saint-Mathieu de Morlaix pour apprendre le métier à Pierre Tréal.
En cest endroit remonstrent les comptables / que, à leur diligence furent d'advis les parroissiens / que l'on fist marché avecque un cordonnier / de Morlaix pour tacher d'apprendre mestier / au nommé Pierre Treal, estropiat de deux / piedz, revenu de l'armée / d'un disnommes Sourdis, mandaté de sa majeste pour aller a la guerre, affin de descharger la parroisse / de son continuel entretien et des grandes / importunités de son pere et de sa mere, / ce qu'ilz auroient fait et payé une demye / année à un nommé Jan Le Marchallant / maistre cordonnier de la paroisse de Sainct / Mathieu pour la somme de neuff escuz / qu’auroient esté levés des questes faictes de treves de la parroisse comme couste / par un liste leü plusieurs foys au prosne pour la declaration de ce
(Arch.Dép. du Finistère 185 G 305, novembre 1644)
La suite est résumée par Louis Le Guennec :
… ledit Tréal ne demeura chez Maître Le Marchallant que « l’espace de cinq mois ou environ », ayant été « rejecté » et répudié pour quelque cause d’offense supposée par ledit cordonnier et sa femme, et les comptables eurent l’embarras de le caser chez un autre disciple de saint Crépin. Quinze jours ou trois semaines plus tard, l’invalide, qui ne mordait décidément pas au métier, plantait là son patron, et on le ramassait, ivre sans doute, « dans un parc proche de ladite ville de Morlaix, criant après les passantz ». Il fut reconduit à Plougasnou, où les fabriques lui firent la charité de deux boisseaux orge, valant 30 sols, (à leurs dépens, car les auditeurs refusèrent de passer cet article en compte).
Finalement, sur la recommandation de certaines personnes de la paroisse, Pierre Tréal fut admis à l’hôpital de Morlaix, et les fabriques, heureux d’en être débarrassés, payèrent une succulente «collation » au chapelain et au gouverneur de cet hôpital et aux personnes qui s’étaient entremises pour y faire accepter l’encombrant « estropiat ».
* Henri d'Escoubleau de Sourdis fut un ecclésiastique, archevêque de Bordeaux de 1629 à 1645.
Ce fut aussi un militaire, lieutenant général de la marine royale sous le roi Louis XIII et participa, à ce titre, à la guerre de Trente Ans. En 1637, il prend part à la libération des îles de Lérins. Grâce à ses qualités de navigateur, il est nommé lieutenant général et prend le commandement de la flotte du Ponant. Il remporte plusieurs victoires contre les Espagnols avant de subir le désastre de Fontarabie en 1638. Remplacé, il garde néanmoins la confiance de Richelieu et est affecté à la flotte du Levant. En 1640 il est au siège de Casale mais l'année suivante il ne peut empêcher le déblocage du blocus de Tarragone malgré des effectifs supérieurs en nombre à ceux de l'ennemi. Exilé en Provence, il rejoint par la suite son diocèse de Bordeaux avant d'être destitué par le pape pour avoir porté les armes. Il meurt en 1645. Christian MILLET |
Sources graphiques :
- Augusto FERRER-DALMAU, Rocroi, le dernier tercio, 2011, 170X100 cm.
- Jacques CALLOT, Les Gueux-Le Mendiant à la jambe de bois, 1622.
- Arrestation de saint Crépin et saint Crépinien, deuxième quart du XVIe siècle, groupe sculpté, église paroissiale Saint-Pantaléon, Troyes.
- Jean PICART, Henri de Sourdis, XVIIe siècle, gravure, Musée Carnavalet, Paris.