Alexandre BENOIS et Serge de DIAGHILEV
Rencontre au Grand Hôtel de Primel. Genèse des Ballets Russes.
Rencontre au Grand Hôtel de Primel. Genèse des Ballets Russes.
Durant l’été 1897, le peintre russe Alexandre Benois réside en villégiature à Primel-Trégastel. Il y reçoit la visite de son ami Serge de Diaghilev, créateur et impresario de génie, qui le convainc de participer à la création d’une nouvelle société artistique « Mir Iskousstva ». L’inflexion de tout un mouvement artistique pour de nombreuses années à venir a été ainsi élaborée au Grand Hôtel de Primel au cours de promenades et de discussions nocturnes. La genèse de la fondation des ballets russes qui vont révolutionner l’art de la danse, est née ici. Diaghilev en fut le promoteur, Benois le créateur de décors.
Grand Hôtel de Primel, carte postale.
1 – Alexandre BENOIS – Installation à Primel-Tregastel Alexandre Benois, fit deux séjours en France, l’un de 1895 à 1899 et l’autre de 1905 à 1907, avant de se fixer définitivement à Paris en 1926. À cette époque, une villégiature estivale en Bretagne était un passage presque obligé pour les membres du milieu intellectuel parisien et des étrangers qui le fréquentaient. Ainsi, après consultation d’un guide touristique de Bretagne, Benois arrive à Plougasnou. Dans ses mémoires, il justifie ainsi son choix : « A l’approche de l’été 1897, notre vieux désir d’aller en Bretagne devenait de plus en plus fort. Certes d’autres lieux nous plaisaient, tels que la Provence, les Alpes, les Pyrénées, la Normandie mais c’était la Bretagne qui nous attirait le plus. Nous voulions évidemment, avec notre fidèle ami et neveu Eugène Lanceray, nous installer près de la mer et nous rêvions de rochers fantastiques, de vieilles églises en granit et des préhistoriques menhirs et cromlechs, bref de tout ce qui évoquait l’antique Armorique [1]». Mais la vue du bourg de Plougasnou est décevante. Ce n’est pas « l’image d’Épinal » attendue. Le village n’est pas au bord de la mer, l’église, bien qu’ancienne, paraît plutôt ordinaire. Le conducteur de la carriole qui les a conduits de la gare de Morlaix à Plougasnou leur propose alors Primel–Trégastel et c’est l’enchantement ; le lieu est « d’une indescriptible beauté » et « si breton qu'il serait insensé de chercher quelque chose de plus breton ailleurs ». La famille Benois déjeune d’un excellent repas et loge au Grand Hôtel de Primel. À l’époque cet établissement, fondé par les frères Jean-François et Jean-Marie Poupon, ne se composait que de deux parties : le corps de logis central, élevé en 1891-1892, comprenant réception, salle à manger, pièce des domestiques et chambres, et le pavillon Sud, édifié en 1895, comprenant un bar au rez-de-chaussée. Mais comme le séjour doit se prolonger et qu’un mois à l’hôtel avec la famille serait trop onéreux, l’hôtesse Madame Poupon recommande à Alexandre Benois d’aller voir Madame Talbot, autre hôtelière, qui propose en location une vieille maison familiale au milieu du hameau. C’est ainsi que le peintre se trouve « au cœur de la Bretagne et de la vie des bretons ». 2 - Alexandre BENOIS et Serge de DIAGHILEV – Mir Iskousstva (Le Monde de l’Art) Au milieu de l’été, Benois reçoit la visite de Serge de Diaguilhev. Ce sont deux anciens camarades de l’université de Saint-Pétersbourg ; un troisième, Constantin Somov fera le voyage à Primel en 1905. La visite est de courte durée ; Diaghilev passe deux nuits à l’hôtel Poupon. C’est un créateur et impresario de génie, futur fondateur des ballets russes qui vont révolutionner l’art de la danse au début du XXe siècle. À cette époque, il est en transit entre la Suisse et le Danemark et la Norvège où il doit organiser une exposition de peintres scandinaves. Précédée d’une lettre, sa visite n’est pas innocente ; il veut qu’Alexandre Benois, participe à la création d’une société artistique. Malgré un projet identique monté par Albert, son propre frère, Alexandre Benois, se laisse tenter et il écrit que « cette lettre peut être donc considérée comme l’un des premiers documents relatifs à la création du « Monde de l’Art ». [1] BENOIS, Alexandre « Moi Vospominania (Mes souvenirs), Chapitre 21 du livre IV : L’été en Bretagne ». Moscou, Naouka, 1990. 3 - Mir Iskousstva (Le Monde de l’Art) Mir Iskousstva, le Monde de L’Art, désigne à la fois une association d’artistes en réaction contre l’académisme et une revue artistique servant de tribune à ses membres. Ce mouvement symboliste, de première importance dans les premières années du XXe siècle, insuffle un renouveau dans l’art russe. Influencé par ce qui se produisait dans le reste de l’Europe, il prône le culte du beau et affiche un caractère raffiné. Il se démarque également d’une corporation de peintres nommée « les Ambulants » et dont le principal représentant était Ilia Repine, qui l’avait précédé dans la voie de l’affranchissement. Les artistes du « Monde de l’Art » reprochent à ce groupe de privilégier le « sujet » au détriment de la façon de le traiter. Pour ses membres, l’Art doit se mettre au service de la beauté et non pas d’une idéologie sociale et même d’une patrie. Ses membres sont jeunes issus « d’une classe sociale plus élevée, plus aisée, plus cultivée, plus cosmopolite, sans préjugés nationalistes et xénophobes », comme le souligne Louis Réau[1]. Mélange d’artistes de métier et d’amateurs particulièrement doués, ils complètent leur travail sur chevalet, par l’esquisse, l’illustration et les décors de théâtre ou de ballets. Le groupe de départ comprend Serge de Diaghilev, Alexandre Benois, Eugène Lanceray, Constantin Somov, ces quatre artistes ayant fait au moins un séjour à Primel-Trégastel, mais aussi Léon Bakst, Valentin Serov, Anna Ostroumova-Lebedeva, l’écrivain Dimitri Philosophoff etc… [1] Louis Réau – Alexandre Benois (1870-1960), in mémotiam – in revue des études slaves tome 37, 1960 - pp. 113-118 |
Léon Bakst, Alexandre Benois, 1898. Wikipédia
Valentin Sérov, Serge de Diaghilev, 1909 Coll. Musée national Russe, Saint-Pétersbourg
Couvertures de la revue Mir Iskousstva
|
Ci-dessous, un article d’Oxana Bobrovitch, publié dans la revue « Russkii Mir », N°8, 2008 – pp 46-52
Traduction de Zara Kuruneri-Millet, décembre 2017
Traduction de Zara Kuruneri-Millet, décembre 2017
LES LIEUX SACRES DES KORRIGANS ET DES FÉES
Depuis les bancs d’école, notre mémoire a gardé pour toujours le souvenir des leçons d’histoire : les succès et les réalisations, les chiffres de la croissance et de la récession ont toujours été comparés à ceux de 1913. On ne sait pour quelle raison personne ne nous a jamais véritablement expliqué ce choix de 1913. Une explication a sans doute été fournie mais elle a dû se noyer dans la masse des « données à mémoriser ».
La compréhension vient plus tard. Celle de la raison, car c’était l’année du recensement de la population de toute la Russie, mais également celle des sens, du ressenti de cette vie du début de siècle, de révolution en révolution, la vie sur la pointe du couteau sur un fil reliant le siècle passé au siècle à venir.
Plus tard, lorsqu’on se trouve à Abramtsevo, Melikhovo, Polenovo, Talashkino, Nice, la fascination pour le début du 20e siècle, ce concentré d’événements spirituels, ce foisonnement d’œuvres, de découvertes littéraires, picturales, architecturales, ne cesse d’opérer. On perçoit l’air rempli de nouveauté qu’on avale goulûment, l’ivresse des sommets de la création, la chute des idoles, la percée de jeunes sources donnant naissance à de nouveaux courants qui vont s’élargissant.
Parmi ces courants, des ilots de culture habités par des personnalités d’exception ne vivant que de leur passion.
Plus tard, lorsqu’on se trouve à Abramtsevo, Melikhovo, Polenovo, Talashkino, Nice, la fascination pour le début du 20e siècle, ce concentré d’événements spirituels, ce foisonnement d’œuvres, de découvertes littéraires, picturales, architecturales, ne cesse d’opérer. On perçoit l’air rempli de nouveauté qu’on avale goulûment, l’ivresse des sommets de la création, la chute des idoles, la percée de jeunes sources donnant naissance à de nouveaux courants qui vont s’élargissant.
Parmi ces courants, des ilots de culture habités par des personnalités d’exception ne vivant que de leur passion.
❦
Les annuaires mentent[1].
Ces annuaires décrivaient le territoire russe. Pour voyager à l’étranger, à cette époque, on se tournait vers le guide classique Joanne ou vers l’agence Cook. Mais ces guides, eux aussi, devaient embellir un peu la réalité. C’est ainsi qu’en 1897, attiré par une description pittoresque d’une église gothique et d’une chapelle renaissance mais, surtout, de celle de la mer, Alexandre Benois s’est trouvé dans le village breton de Plougasnou. Il voyageait avec son jeune neveu, Eugène Lanceray, qui venait juste de recevoir une commande d’illustrations pour un livre sur les légendes bretonnes. Ils avaient envisagé plusieurs endroits, des Alpes à la Hollande, mais c’est la Bretagne qui les attirait le plus.
Il est difficile de faire la part du rationnel et du subconscient dans ses attachements pour expliquer l’attrait qu’un lieu peut exercer sur nous. Même si Benois dit que le choix de l’endroit pour sa « datcha » a été complétement fortuit, il fait en même temps allusion aux souvenirs de ses premières lectures d’enfance. Parmi elles, le livre d’un écrivain français assez connu, Emile Souvestre, socialiste, saint-simonien et défenseur du peuple, qui a publié les contes mystiques de sa patrie, la Bretagne[2]. Ce n’était pas non plus dû au hasard si Benois a écouté le cocher qui lui a recommandé de continuer le chemin jusqu’à un endroit qui « lui conviendrait beaucoup plus ». Habituellement attentif aux locaux quels qu’ils soient, Alexandre Benois ne pouvait passer outre les paroles persuasives du breton. Quelques kilomètres plus loin, le voilà sur une côte d’une beauté à couper le souffle.
[1] Note du traducteur : citation ironique extraite de la comédie « Le malheur d’avoir trop d’esprit » d’Alexandre Griboïedov, datée de 1824.
[2] « De manière générale, dans mon enfance, mais également plus tard, j’ai été très attiré par des choses fantastiques, avec quelques traits effrayants voire terribles. […] C’est à cause de ce penchant que je me suis particulièrement attaché au livre sur les légendes bretonnes « Le foyer breton » d’Emile Souvestre, cet auteur typique de l’époque du Juste Milieu. Je ne suis pas sûr cependant que cet attachement ait été provoqué par le livre de Souvestre lui-même ; il serait plutôt dû aux illustrations pleines de charme de l’un des dessinateurs les plus fins de l’époque romantique et injustement oublié, Penguilly. Certains de ces dessins ont laissé chez moi une impression impérissable. » (extrait de « Mes mémoires » d’Alexandre Benois, encadré p. 50 de la revue).
Ces annuaires décrivaient le territoire russe. Pour voyager à l’étranger, à cette époque, on se tournait vers le guide classique Joanne ou vers l’agence Cook. Mais ces guides, eux aussi, devaient embellir un peu la réalité. C’est ainsi qu’en 1897, attiré par une description pittoresque d’une église gothique et d’une chapelle renaissance mais, surtout, de celle de la mer, Alexandre Benois s’est trouvé dans le village breton de Plougasnou. Il voyageait avec son jeune neveu, Eugène Lanceray, qui venait juste de recevoir une commande d’illustrations pour un livre sur les légendes bretonnes. Ils avaient envisagé plusieurs endroits, des Alpes à la Hollande, mais c’est la Bretagne qui les attirait le plus.
Il est difficile de faire la part du rationnel et du subconscient dans ses attachements pour expliquer l’attrait qu’un lieu peut exercer sur nous. Même si Benois dit que le choix de l’endroit pour sa « datcha » a été complétement fortuit, il fait en même temps allusion aux souvenirs de ses premières lectures d’enfance. Parmi elles, le livre d’un écrivain français assez connu, Emile Souvestre, socialiste, saint-simonien et défenseur du peuple, qui a publié les contes mystiques de sa patrie, la Bretagne[2]. Ce n’était pas non plus dû au hasard si Benois a écouté le cocher qui lui a recommandé de continuer le chemin jusqu’à un endroit qui « lui conviendrait beaucoup plus ». Habituellement attentif aux locaux quels qu’ils soient, Alexandre Benois ne pouvait passer outre les paroles persuasives du breton. Quelques kilomètres plus loin, le voilà sur une côte d’une beauté à couper le souffle.
[1] Note du traducteur : citation ironique extraite de la comédie « Le malheur d’avoir trop d’esprit » d’Alexandre Griboïedov, datée de 1824.
[2] « De manière générale, dans mon enfance, mais également plus tard, j’ai été très attiré par des choses fantastiques, avec quelques traits effrayants voire terribles. […] C’est à cause de ce penchant que je me suis particulièrement attaché au livre sur les légendes bretonnes « Le foyer breton » d’Emile Souvestre, cet auteur typique de l’époque du Juste Milieu. Je ne suis pas sûr cependant que cet attachement ait été provoqué par le livre de Souvestre lui-même ; il serait plutôt dû aux illustrations pleines de charme de l’un des dessinateurs les plus fins de l’époque romantique et injustement oublié, Penguilly. Certains de ces dessins ont laissé chez moi une impression impérissable. » (extrait de « Mes mémoires » d’Alexandre Benois, encadré p. 50 de la revue).
Alexandre Benois, La Pointe de Primel ou Vue de Capri, 1906. Quimper, Musée départemental breton, crédit photographique S. Goarin.
Le choix est fait. La description dans les « Mémoires » est si pittoresque qu’il est impossible de ne pas la citer : « A peine notre voiture s’est-elle éloignée de Plougasnou, à un kilomètre sur la grande route, qu’une vue d’une beauté indescriptible s’est ouverte devant nous. Cette vue était si bretonne, dans son ensemble comme dans chacun de ses éléments, qu’il aurait été insensé de chercher quelque chose de plus breton. Devant nous, par ce jour lumineux, ensoleillé et un peu venté, une étendue d’eau teintée d’un bleu foncé et d’un vert intense à perte de vue jusqu’à l’horizon ; loin à l’ouest, une bande de terre où se dressaient les flèches pointues de l’église de l’ancienne ville de Saint-Pol-de-Léon ; plus près, la baie de Morlaix avec son archipel de petits îlots. Mais le plus beau était juste devant nous et c’est là que nous nous dirigions en suivant une courbe douce – une petite baie bordée de falaises de granit rose de formes les plus fantasques ».
❦
L’hôtel Poupon.
Á Primel, le tourisme ne s’est développé qu’à partir de la deuxième moitié du 19e siècle. Lors de son premier séjour en 1897, Alexandre Benois a trouvé Primel presque dans son état originel. En effet, seules quelques fermes assez pauvres se nichaient parmi l’amoncèlement de falaises, et la population locale ne dépassait pas quarante ou tout au plus cinquante personnes.
Les bourgeois « locaux » de Brest et de Morlaix sont les premiers à y construire des villas privées. Mais le village devient un véritable lieu de villégiature avec l’ouverture de l’établissement de Madame Poupon. Dans le premier récit de ses impressions de la côte, Benois livre une description implacable de l’hôtel, « un bâtiment de type urbain, unique tâche blanche et étrangère parmi ce paysage sauvage ». Cependant il se réconcilie assez rapidement avec son hôtel, charmé par la prévenance de sa propriétaire, son petit déjeuner avec crevettes et langoustes et ses chambres spacieuses et claires donnant sur la mer.
L’histoire de la construction de l’hôtel, relatée par l’artiste[1] Olivier Doher, l’arrière-petit-fils de son fondateur, ressemble à de nombreuses histoires de cette époque. Adolescent, Jean-François Poupon a été envoyé à Paris pour gagner sa vie. Á l’époque où, surnommés « ploucs », les bretons étaient la cible de railleries des parisiens, l’adolescent a réussi à grimper toutes les marches de l’échelle sociale dans le milieu de la restauration, de plongeur à propriétaire de restaurant.
Mais la nostalgie, inconnue de nombreux autres peuples d’Europe, vient souvent habiter les enfants de la Bretagne séculaire. Porté par l’idée d’ouvrir son propre hôtel, le jeune homme décide de rentrer au pays. Avec une clientèle personnelle de gourmets parisiens de milieux privilégiés, il n’a pas à se soucier de la viabilité du projet. Á cette époque, être propriétaire de résidence secondaire n’était pas encore entré dans les mœurs : pour passer l’été au bord de la mer, aristocrates et bourgeois préféraient une solution plus simple, commode et peu chère : s’installer avec leur famille dans un hôtel. On trouve ce rappel chez Benois : « La pension complète à l’hôtel était à cinq francs par jour ».
Á son retour à Plougasnou, deux mariages sont célébrés, peu espacés dans le temps : Jean-François et son frère Jean-Marie épousent les sœurs Postic (le grand frère épouse la plus jeune des sœurs, le petit frère la plus âgée). En 1891 les frères entament la construction de l’hôtel ; au printemps de l’année suivante, ils accueillent les premiers clients. Les chambres, la cuisine et la salle à manger occupent la partie centrale de l’hôtel. Jean-François et son épouse se sont imposés comme patrons incontestés de l’affaire familiale. L’autorité de Joséphine Poupon, son don pour les affaires et sa fierté naturelle, adoucie un tant soit peu par la simplicité de son attitude vis-à-vis des clients ont fait les fondations de la réputation de l’hôtel. Alexandre Benois a lui aussi noté dans son journal la personnalité et un caractère particulier de la patronne. Il n’est pas étonnant que tous les nouveaux arrivants s’installent à l’hôtel Poupon.
[1] L’auteur confond Olivier Doher avec son frère Alain, artiste peintre, qu’elle avait d’abord rencontré ; ce dernier la mit en relation avec Olivier afin qu’elle recueille des renseignements sur l’hôtel Poupon.
Les bourgeois « locaux » de Brest et de Morlaix sont les premiers à y construire des villas privées. Mais le village devient un véritable lieu de villégiature avec l’ouverture de l’établissement de Madame Poupon. Dans le premier récit de ses impressions de la côte, Benois livre une description implacable de l’hôtel, « un bâtiment de type urbain, unique tâche blanche et étrangère parmi ce paysage sauvage ». Cependant il se réconcilie assez rapidement avec son hôtel, charmé par la prévenance de sa propriétaire, son petit déjeuner avec crevettes et langoustes et ses chambres spacieuses et claires donnant sur la mer.
L’histoire de la construction de l’hôtel, relatée par l’artiste[1] Olivier Doher, l’arrière-petit-fils de son fondateur, ressemble à de nombreuses histoires de cette époque. Adolescent, Jean-François Poupon a été envoyé à Paris pour gagner sa vie. Á l’époque où, surnommés « ploucs », les bretons étaient la cible de railleries des parisiens, l’adolescent a réussi à grimper toutes les marches de l’échelle sociale dans le milieu de la restauration, de plongeur à propriétaire de restaurant.
Mais la nostalgie, inconnue de nombreux autres peuples d’Europe, vient souvent habiter les enfants de la Bretagne séculaire. Porté par l’idée d’ouvrir son propre hôtel, le jeune homme décide de rentrer au pays. Avec une clientèle personnelle de gourmets parisiens de milieux privilégiés, il n’a pas à se soucier de la viabilité du projet. Á cette époque, être propriétaire de résidence secondaire n’était pas encore entré dans les mœurs : pour passer l’été au bord de la mer, aristocrates et bourgeois préféraient une solution plus simple, commode et peu chère : s’installer avec leur famille dans un hôtel. On trouve ce rappel chez Benois : « La pension complète à l’hôtel était à cinq francs par jour ».
Á son retour à Plougasnou, deux mariages sont célébrés, peu espacés dans le temps : Jean-François et son frère Jean-Marie épousent les sœurs Postic (le grand frère épouse la plus jeune des sœurs, le petit frère la plus âgée). En 1891 les frères entament la construction de l’hôtel ; au printemps de l’année suivante, ils accueillent les premiers clients. Les chambres, la cuisine et la salle à manger occupent la partie centrale de l’hôtel. Jean-François et son épouse se sont imposés comme patrons incontestés de l’affaire familiale. L’autorité de Joséphine Poupon, son don pour les affaires et sa fierté naturelle, adoucie un tant soit peu par la simplicité de son attitude vis-à-vis des clients ont fait les fondations de la réputation de l’hôtel. Alexandre Benois a lui aussi noté dans son journal la personnalité et un caractère particulier de la patronne. Il n’est pas étonnant que tous les nouveaux arrivants s’installent à l’hôtel Poupon.
[1] L’auteur confond Olivier Doher avec son frère Alain, artiste peintre, qu’elle avait d’abord rencontré ; ce dernier la mit en relation avec Olivier afin qu’elle recueille des renseignements sur l’hôtel Poupon.
❦
« Mir iskusstva » ou « le Bazar » breton [1].
Jusqu’en 1912 l’accès au village ne pouvait se faire que par l’omnibus qui acheminait les voyageurs depuis la gare ferroviaire.
C’est ainsi que Serge Diaghilev a fait son apparition à Primel. Son arrivée a été précédée d’une lettre amicale à Alexandre Benois où il pose le cadre assez détaillé de l’ « association d’auto-formation », qui deviendra « Mir iskusstva [2]», en décrivant l’étendue de son activité et ses membres.
Á notre époque de liaisons à grande vitesse entre les pays et les continents, il est étonnant de constater la facilité avec laquelle les voyageurs du siècle dernier se rendaient visite en des lieux éloignés. Diaghilev est ainsi « passé voir » Benois sur le chemin le menant de la Suède, le Danemark et la Norvège - situés à au moins mille kilomètres au nord - à Dieppe, à encore 500 kilomètres de distance.
Diaghilev ne pouvait être logé dans la petite maison que les Benois louaient à Madame Talbot, la propriétaire du deuxième petit hôtel du village. Il est donc descendu à l’hôtel Poupon, lui, si « exigeant et habitué au luxe hôtelier ». Alexandre Benois et Serge Diaghilev ont ainsi passé deux jours et deux nuits en discussions sur un futur proche et sur un avenir plus éloigné.
Ainsi, deux mois séparent le célèbre dîner de Stanislavsky et Nemirovitch-Danchenko[3] au restaurant « Slavianski bazar » d’un événement d’importance non moins significative, se déroulant dans un hôtel Poupon inconnu de tous. L’inflexion de tout un mouvement artistique pour de nombreuses années à venir a été ainsi élaborée au cours de promenades et discussions.
[1] Note du traducteur : Jeu de mot afin de mettre en parallèle ce lieu avec le « Slavianski bazar», hôtel-restaurant de Moscou.
[2] Le Monde de l’Art
[3] Créateurs du Théâtre d’Art de Moscou.
Jusqu’en 1912 l’accès au village ne pouvait se faire que par l’omnibus qui acheminait les voyageurs depuis la gare ferroviaire.
C’est ainsi que Serge Diaghilev a fait son apparition à Primel. Son arrivée a été précédée d’une lettre amicale à Alexandre Benois où il pose le cadre assez détaillé de l’ « association d’auto-formation », qui deviendra « Mir iskusstva [2]», en décrivant l’étendue de son activité et ses membres.
Á notre époque de liaisons à grande vitesse entre les pays et les continents, il est étonnant de constater la facilité avec laquelle les voyageurs du siècle dernier se rendaient visite en des lieux éloignés. Diaghilev est ainsi « passé voir » Benois sur le chemin le menant de la Suède, le Danemark et la Norvège - situés à au moins mille kilomètres au nord - à Dieppe, à encore 500 kilomètres de distance.
Diaghilev ne pouvait être logé dans la petite maison que les Benois louaient à Madame Talbot, la propriétaire du deuxième petit hôtel du village. Il est donc descendu à l’hôtel Poupon, lui, si « exigeant et habitué au luxe hôtelier ». Alexandre Benois et Serge Diaghilev ont ainsi passé deux jours et deux nuits en discussions sur un futur proche et sur un avenir plus éloigné.
Ainsi, deux mois séparent le célèbre dîner de Stanislavsky et Nemirovitch-Danchenko[3] au restaurant « Slavianski bazar » d’un événement d’importance non moins significative, se déroulant dans un hôtel Poupon inconnu de tous. L’inflexion de tout un mouvement artistique pour de nombreuses années à venir a été ainsi élaborée au cours de promenades et discussions.
[1] Note du traducteur : Jeu de mot afin de mettre en parallèle ce lieu avec le « Slavianski bazar», hôtel-restaurant de Moscou.
[2] Le Monde de l’Art
[3] Créateurs du Théâtre d’Art de Moscou.
❦
Le premier séjour.
En 1897 Benois était donc accompagné à Primel par son neveu Eugène Lanceray qui venait de recevoir la commande d’illustrations pour le livre de E. Balabanova « Légendes des vieux châteaux bretons » (Saint-Petersbourg, 1899). Lors de son séjour en Bretagne, Lanceray a fait plusieurs voyages parcourant aux côtés de son oncle la Bretagne et la Normandie, remplissant ses carnets de croquis des paysages et des châteaux de l’ouest de la France. Selon les mots de Lanceray, ses dessins pour les « Légendes… » reflètent ses recherches de style et de forme, ses impressions de vieilles gravures sur bois et sa passion pour le monde réel. Benois note cependant qu’Eugène saisit les traits les plus caractéristiques des choses, c’est ainsi que « son rendu des légendes bretonnes est d’une acuité saisissante et convaincante ». Le livre a été publié un an plus tard, en même temps que les dessins ont été présentés à l’exposition des peintres russes et finnois organisée par Serge Diaghilev.
Ce premier été breton de Benois ressemble davantage à des vacances : le temps est occupé par le dessin, les voyages, les découvertes. La vie suit un rythme tranquille, avec des promenades dans les environs, des activités d’un quotidien simple, des échanges avec les habitants locaux. Deux voyages avec Eugène Lanceray – un, bref, de quelques jours, dans les environs de Morlaix, et un autre plus lointain, jusqu’en Normandie – ont été source d’inspiration pour plusieurs projets. Selon Benois, la plupart d’entre eux sont cependant restés dans les cartons. Même si elle n’a pas donné naissance à des œuvres significatives, la vie à Primel fait rayonner une quiétude et une passion profonde pour de nouveaux paysages, de nouvelles impressions.
En 1897 Benois était donc accompagné à Primel par son neveu Eugène Lanceray qui venait de recevoir la commande d’illustrations pour le livre de E. Balabanova « Légendes des vieux châteaux bretons » (Saint-Petersbourg, 1899). Lors de son séjour en Bretagne, Lanceray a fait plusieurs voyages parcourant aux côtés de son oncle la Bretagne et la Normandie, remplissant ses carnets de croquis des paysages et des châteaux de l’ouest de la France. Selon les mots de Lanceray, ses dessins pour les « Légendes… » reflètent ses recherches de style et de forme, ses impressions de vieilles gravures sur bois et sa passion pour le monde réel. Benois note cependant qu’Eugène saisit les traits les plus caractéristiques des choses, c’est ainsi que « son rendu des légendes bretonnes est d’une acuité saisissante et convaincante ». Le livre a été publié un an plus tard, en même temps que les dessins ont été présentés à l’exposition des peintres russes et finnois organisée par Serge Diaghilev.
Ce premier été breton de Benois ressemble davantage à des vacances : le temps est occupé par le dessin, les voyages, les découvertes. La vie suit un rythme tranquille, avec des promenades dans les environs, des activités d’un quotidien simple, des échanges avec les habitants locaux. Deux voyages avec Eugène Lanceray – un, bref, de quelques jours, dans les environs de Morlaix, et un autre plus lointain, jusqu’en Normandie – ont été source d’inspiration pour plusieurs projets. Selon Benois, la plupart d’entre eux sont cependant restés dans les cartons. Même si elle n’a pas donné naissance à des œuvres significatives, la vie à Primel fait rayonner une quiétude et une passion profonde pour de nouveaux paysages, de nouvelles impressions.
❦
Le retour.
La deuxième fois, en 1905-1906, une grande « colonie russe » s’était rassemblée à Primel. Á cette époque, l’état d’esprit de Benois avait beaucoup changé. Son départ de Saint-Petersbourg en février 1905 est presque une fuite, une évacuation du pays de sa famille et son fils malade avant le début de la grève générale. La révolution était dans l’air, la société était ébranlée par les événements du 9 janvier, la situation sur le front japonais était préoccupante… Mais la vie parisienne n’apportait pas d’apaisement. Des changements fréquents de logements, la nécessité de gagner sa vie au moyen de faibles honoraires perçus pour des articles, les maladies des enfants et l’incompréhension de sa femme de l’état réel des choses étaient épuisants.
Les annuaires de la France cartésienne ne mentent pas. Sur les pages de son journal intime de 1905, pour lequel il utilise l’almanach Hachette, Benois consigne avec une impitoyable précision chirurgicale son état d’âme : « 7 avril. Donné 1000 francs à Ata. Une bien triste scène. » ; « 16 avril. Reçu une lettre d’Olga Lanceray, concernant la libération de l’appartement. Tristesse. » ; « 18 avril. Envie de partir pour Munich. Inquiet pour l’argent. » ; « 27 avril. Insatisfait de mes articles : banalités, pacotille. » ; « 19 juin. Avec Stepan et Kostia, acheté ce qui est nécessaire pour la peinture, pour plus de 100 francs. Partons pour la Bretagne demain. J’espère trouver le calme là-bas. Surtout, ne rencontrer personne. Passé la soirée au café. L’argent… »
Fuyant son angoisse, l’artiste se réfugie en Bretagne, pour laquelle il éprouve un « sentiment de douceur et d’intimité remarquable ».
Malgré certains changements dont il n’a pas été épargné depuis huit ans, ce coin de la Bretagne a gardé son attrait principal, son « caractère sauvage et merveilleux », ses falaises roses, la pointe granitique de Primel, le scintillement de ses phares, ses marées qui, chaque fois, changent le paysage de façon méconnaissable. Ces impressions ont nourri Benois pendant les deux années suivantes. Plusieurs de ses études seront terminés plus tard, à Paris et à Versailles.
La deuxième fois, en 1905-1906, une grande « colonie russe » s’était rassemblée à Primel. Á cette époque, l’état d’esprit de Benois avait beaucoup changé. Son départ de Saint-Petersbourg en février 1905 est presque une fuite, une évacuation du pays de sa famille et son fils malade avant le début de la grève générale. La révolution était dans l’air, la société était ébranlée par les événements du 9 janvier, la situation sur le front japonais était préoccupante… Mais la vie parisienne n’apportait pas d’apaisement. Des changements fréquents de logements, la nécessité de gagner sa vie au moyen de faibles honoraires perçus pour des articles, les maladies des enfants et l’incompréhension de sa femme de l’état réel des choses étaient épuisants.
Les annuaires de la France cartésienne ne mentent pas. Sur les pages de son journal intime de 1905, pour lequel il utilise l’almanach Hachette, Benois consigne avec une impitoyable précision chirurgicale son état d’âme : « 7 avril. Donné 1000 francs à Ata. Une bien triste scène. » ; « 16 avril. Reçu une lettre d’Olga Lanceray, concernant la libération de l’appartement. Tristesse. » ; « 18 avril. Envie de partir pour Munich. Inquiet pour l’argent. » ; « 27 avril. Insatisfait de mes articles : banalités, pacotille. » ; « 19 juin. Avec Stepan et Kostia, acheté ce qui est nécessaire pour la peinture, pour plus de 100 francs. Partons pour la Bretagne demain. J’espère trouver le calme là-bas. Surtout, ne rencontrer personne. Passé la soirée au café. L’argent… »
Fuyant son angoisse, l’artiste se réfugie en Bretagne, pour laquelle il éprouve un « sentiment de douceur et d’intimité remarquable ».
Malgré certains changements dont il n’a pas été épargné depuis huit ans, ce coin de la Bretagne a gardé son attrait principal, son « caractère sauvage et merveilleux », ses falaises roses, la pointe granitique de Primel, le scintillement de ses phares, ses marées qui, chaque fois, changent le paysage de façon méconnaissable. Ces impressions ont nourri Benois pendant les deux années suivantes. Plusieurs de ses études seront terminés plus tard, à Paris et à Versailles.
Alexandre Benois, La Pointe de Primel après la moisson, aquarelle,1905. Quimper, Musée départemental breton, crédit photographique S. Goarin.
Le quotidien s’organise avec la simplicité propre à cette époque : location d’une petite maison dont son épouse Anna se charge du fonctionnement. Le train de vie ressemble à celui des manoirs russes pendant l’été : invités, pique-niques sur les falaises, spectacles d’amateurs, romans passagers…
Les Benois et les Balmont sont rejoints par plusieurs connaissances parisiennes, ce qui contribue à créer une ambiance joyeuse et insouciante. Le peintre Alexandre Chervachidzé (Tchatchba) et sa femme ont été parmi les premiers. Ce descendant d’une noble lignée abkhaze a fait ses études à l’école de peinture, de sculpture et d’architecture de Moscou et a entrepris un séjour en France sur la recommandation de son professeur Polenov. Le comte a aisément intégré les cercles artistiques et littéraires parisiens. Pour ce peintre en recherche permanente de revenus, le séjour à Primel a été le début d’un changement important dans sa vie : c’est ici qu’il a fait la connaissance de Nikolai Riabouchinski qui lui a commandé le portrait de Benois. Cette période a également été marquée par un tournant décisif dans son œuvre car à partir de 1906 Chervachidzé se consacre presque exclusivement à la scénographie.
Deux étés, celui de 1905 et 1906, se mélangent dans les souvenirs de Benois pour n’en faire qu’un, dans un carrousel multicolore de visiteurs et d’événements. Lui rend visite l’artiste Elizaveta Krouglikova, qui a créé dans la capitale, avec une amie, une sorte de centre artistique russe. Cette « vielle fille peu gracieuse » a fait sensation en Bretagne en débarquant à vélo depuis Paris (à nouveau, 500 kilomètres) et en paradant en pantalon ample, du jamais vu…
Certains restent deux-trois jours, d’autres un mois… Ainsi, lui ont rendu visite Konstantin Somov, Alexei Iavlenksi et Marianne Verevkine, Stepan Iaremitch, Nikolai Plater. Sont venus également les frères Benois : Mikhail et Leontii.
Un des événements les plus excentriques de l’été 1905 a été la visite du négociant et mécène Nikolai Riabouchinski qui, selon les mémoires de Benois, « a débarqué à 3 heures de l’après-midi pour repartir dès 6 heures » dans une automobile magnifique, « grandiose », que n’a pas quitté de toute la durée de la visite sa compagne, une charmante danseuse espagnole. Riabouchinski, ce « négociant sorti tout droit des pièces d’Ostrovski » est venu lui proposer la direction de sa revue « La Toison d’Or », en projet à l’époque. Même s’il avait un piètre avis de ces « mécènes trop habiles », Benois s’est laissé tenter par un numéro spécial consacré à son œuvre. Sur ce, l’automobile de luxe est repartie pour Paris dans le bruit de ses vrombissements…
Les Benois et les Balmont sont rejoints par plusieurs connaissances parisiennes, ce qui contribue à créer une ambiance joyeuse et insouciante. Le peintre Alexandre Chervachidzé (Tchatchba) et sa femme ont été parmi les premiers. Ce descendant d’une noble lignée abkhaze a fait ses études à l’école de peinture, de sculpture et d’architecture de Moscou et a entrepris un séjour en France sur la recommandation de son professeur Polenov. Le comte a aisément intégré les cercles artistiques et littéraires parisiens. Pour ce peintre en recherche permanente de revenus, le séjour à Primel a été le début d’un changement important dans sa vie : c’est ici qu’il a fait la connaissance de Nikolai Riabouchinski qui lui a commandé le portrait de Benois. Cette période a également été marquée par un tournant décisif dans son œuvre car à partir de 1906 Chervachidzé se consacre presque exclusivement à la scénographie.
Deux étés, celui de 1905 et 1906, se mélangent dans les souvenirs de Benois pour n’en faire qu’un, dans un carrousel multicolore de visiteurs et d’événements. Lui rend visite l’artiste Elizaveta Krouglikova, qui a créé dans la capitale, avec une amie, une sorte de centre artistique russe. Cette « vielle fille peu gracieuse » a fait sensation en Bretagne en débarquant à vélo depuis Paris (à nouveau, 500 kilomètres) et en paradant en pantalon ample, du jamais vu…
Certains restent deux-trois jours, d’autres un mois… Ainsi, lui ont rendu visite Konstantin Somov, Alexei Iavlenksi et Marianne Verevkine, Stepan Iaremitch, Nikolai Plater. Sont venus également les frères Benois : Mikhail et Leontii.
Un des événements les plus excentriques de l’été 1905 a été la visite du négociant et mécène Nikolai Riabouchinski qui, selon les mémoires de Benois, « a débarqué à 3 heures de l’après-midi pour repartir dès 6 heures » dans une automobile magnifique, « grandiose », que n’a pas quitté de toute la durée de la visite sa compagne, une charmante danseuse espagnole. Riabouchinski, ce « négociant sorti tout droit des pièces d’Ostrovski » est venu lui proposer la direction de sa revue « La Toison d’Or », en projet à l’époque. Même s’il avait un piètre avis de ces « mécènes trop habiles », Benois s’est laissé tenter par un numéro spécial consacré à son œuvre. Sur ce, l’automobile de luxe est repartie pour Paris dans le bruit de ses vrombissements…
❦
Prêtre d’un dieu rayonnant jusqu’à l’éblouissement
Une place tout à fait à part doit être accordée à la présence à Primel de Konstantin Balmont. Non pas à cause de la personnalité fantasque du poète ou de son caractère déséquilibré mais pour sa perception particulière et artistique de la réalité. Si un peintre considère la nature qui l’entoure comme un matériau dont il façonne son œuvre, chez le poète la beauté stimule l’imagination et provoque des rêves merveilleux.
Les notes et le journal de Benois, source principale d’information sur les membres de cette « colonie » de Primel, sont peu flatteurs vis-à-vis de Balmont. Sont mentionnés le séjour au sein de la famille Balmont d’une admiratrice prénommée Elena, les accès d’« exaltation orgiaque » de Balmont qui se transforment en lecture chantante de vers ou en beuveries. Cependant, malgré la gêne que pouvait causer un tel voisinage, Benois écrit dans une lettre à Lanceray : « Les Balmont séjournent ici. Je mène avec eux des conversations infinies sur des sujets variés, et d’une certaine façon, il m’est agréable. Mais de par la tension qu’il renferme, sa nervosité, son arrogance, il est repoussant. Aussi, comme pour la plupart des « littéraires », l’interlocuteur n’existe pas pour lui : quand il ne parle pas, il n’écoute pas non plus, mais il réfléchit à ce qu’il devrait dire et comment le dire. Mais malgré tout j’ai le sentiment d’être davantage lié avec lui qu’avec Merejkovski que j’ai rayé définitivement de ma vie après nos rencontres parisiennes. Balmont a en lui la véritable flamme de l’art. Il est prêtre d’un immense dieu rayonnant jusqu’à l’éblouissement » (extrait du livre « Konstantin Andreevitch Somov. Lettres. Journal »).
Il est difficile de juger si Balmont appréciait la « sauvage nature bretonne » qui l’entourait. Mais ce n’est pas un hasard s’il s’est trouvé au milieu de l’amoncèlement des rochers roses. Pendant de longues années il a été passionné par l’épique : les sujets originels, les légendes, la mythologie celte. En Bretagne ces mythes font partie du quotidien, leurs héros sont comme des voisins. Ici, n’importe quel paysan vous parle de l’Ankou, la vieille qui guette avec sa faux le marcheur solitaire au détour d’un chemin, des korrigans qui l’entrainent dans une danse macabre, de la célèbre cité d’Ys, engloutie sous les eaux, comme Kitej-grad.
Les mots même de la langue bretonne avec leur consonance unique et particulière sont pour Balmont des êtres féériques. Ainsi, les Sept-Îles en face du bourg de Perros-Guirec, appelées « Ar-Gentilez » en breton, se transforment en monstres mystérieux se dressant hors la mer dans le brouillard, tels esprits des lieux où les ombres des marins trépassés sortent sur la rive rocheuse.
Vraisemblablement, ses impressions ressenties de la côte bretonne ont nourri l’ouvrage « Appels de l’antiquité : Hymnes, chants et concepts des anciens », publié en 1923. [ … ][1]
[1] La traduction de cette partie n’est pas proposée car elle contient des extraits de carnets de notes et un poème de Constantin Balmont difficiles à restituer par un non spécialiste de l’œuvre littéraire de cet artiste.
Une place tout à fait à part doit être accordée à la présence à Primel de Konstantin Balmont. Non pas à cause de la personnalité fantasque du poète ou de son caractère déséquilibré mais pour sa perception particulière et artistique de la réalité. Si un peintre considère la nature qui l’entoure comme un matériau dont il façonne son œuvre, chez le poète la beauté stimule l’imagination et provoque des rêves merveilleux.
Les notes et le journal de Benois, source principale d’information sur les membres de cette « colonie » de Primel, sont peu flatteurs vis-à-vis de Balmont. Sont mentionnés le séjour au sein de la famille Balmont d’une admiratrice prénommée Elena, les accès d’« exaltation orgiaque » de Balmont qui se transforment en lecture chantante de vers ou en beuveries. Cependant, malgré la gêne que pouvait causer un tel voisinage, Benois écrit dans une lettre à Lanceray : « Les Balmont séjournent ici. Je mène avec eux des conversations infinies sur des sujets variés, et d’une certaine façon, il m’est agréable. Mais de par la tension qu’il renferme, sa nervosité, son arrogance, il est repoussant. Aussi, comme pour la plupart des « littéraires », l’interlocuteur n’existe pas pour lui : quand il ne parle pas, il n’écoute pas non plus, mais il réfléchit à ce qu’il devrait dire et comment le dire. Mais malgré tout j’ai le sentiment d’être davantage lié avec lui qu’avec Merejkovski que j’ai rayé définitivement de ma vie après nos rencontres parisiennes. Balmont a en lui la véritable flamme de l’art. Il est prêtre d’un immense dieu rayonnant jusqu’à l’éblouissement » (extrait du livre « Konstantin Andreevitch Somov. Lettres. Journal »).
Il est difficile de juger si Balmont appréciait la « sauvage nature bretonne » qui l’entourait. Mais ce n’est pas un hasard s’il s’est trouvé au milieu de l’amoncèlement des rochers roses. Pendant de longues années il a été passionné par l’épique : les sujets originels, les légendes, la mythologie celte. En Bretagne ces mythes font partie du quotidien, leurs héros sont comme des voisins. Ici, n’importe quel paysan vous parle de l’Ankou, la vieille qui guette avec sa faux le marcheur solitaire au détour d’un chemin, des korrigans qui l’entrainent dans une danse macabre, de la célèbre cité d’Ys, engloutie sous les eaux, comme Kitej-grad.
Les mots même de la langue bretonne avec leur consonance unique et particulière sont pour Balmont des êtres féériques. Ainsi, les Sept-Îles en face du bourg de Perros-Guirec, appelées « Ar-Gentilez » en breton, se transforment en monstres mystérieux se dressant hors la mer dans le brouillard, tels esprits des lieux où les ombres des marins trépassés sortent sur la rive rocheuse.
Vraisemblablement, ses impressions ressenties de la côte bretonne ont nourri l’ouvrage « Appels de l’antiquité : Hymnes, chants et concepts des anciens », publié en 1923. [ … ][1]
[1] La traduction de cette partie n’est pas proposée car elle contient des extraits de carnets de notes et un poème de Constantin Balmont difficiles à restituer par un non spécialiste de l’œuvre littéraire de cet artiste.
❦
Nouvelle page.
Placé par un caprice de l’histoire au centre des événements importants pour la vie artistique russe, l’hôtel Poupon a été agrandi et modernisé jusqu’au début du 20e siècle : ont été ajoutés deux ailes et le célèbre bar-estaminet où Balmont passait ses nuits … Son aspect définitif date de 1905, mais le développement a continué presque jusqu’à la guerre; dans les années 1930, des courts de tennis ont même été aménagés au beau milieu de la « sauvage nature bretonne ».
Progressivement le paysage breton changeait et s’urbanisait. Alexandre Benois décrivait ainsi son retour en Bretagne trente ans après son premier séjour : «Quels korrigans et fées ont pu survivre à Ploumanac’h et autres lieux sacrés, maintenant que les hôtels ont poussé l’un à côté de l’autre, les autocars débarquent des centaines de touristes à chaque instant et ces foules bruyantes, irrespectueuses de tout, à force de rire et en poussant des chansonnettes, parcourent les environs en achetant des souvenirs de pacotille sur les étals ? »
Étonnamment, aujourd’hui, un nouveau développement de l’histoire nous fait revenir presque au point de départ. Les cataclysmes mondiaux n’ont pas épargné Primel : plusieurs chapelles, représentées par les artistes au début du 20e siècle, ont été détruites par l’aviation britannique[1], les crises économiques ont causé la faillite des hôtels autrefois florissants. En 1987 l’hôtel Poupon a lui aussi été vendu à la découpe…
Aujourd’hui Primel s’ouvre, à nouveau, au voyageur sous son aspect intact de chaos de granit, tel qu’il s’est offert à Alexandre Benois.
Qui écrira la nouvelle page de la vie artistique de Primel ?
[1] L’aviation britannique n’a procédé à aucune destruction sur la commune de Plougasnou.
Placé par un caprice de l’histoire au centre des événements importants pour la vie artistique russe, l’hôtel Poupon a été agrandi et modernisé jusqu’au début du 20e siècle : ont été ajoutés deux ailes et le célèbre bar-estaminet où Balmont passait ses nuits … Son aspect définitif date de 1905, mais le développement a continué presque jusqu’à la guerre; dans les années 1930, des courts de tennis ont même été aménagés au beau milieu de la « sauvage nature bretonne ».
Progressivement le paysage breton changeait et s’urbanisait. Alexandre Benois décrivait ainsi son retour en Bretagne trente ans après son premier séjour : «Quels korrigans et fées ont pu survivre à Ploumanac’h et autres lieux sacrés, maintenant que les hôtels ont poussé l’un à côté de l’autre, les autocars débarquent des centaines de touristes à chaque instant et ces foules bruyantes, irrespectueuses de tout, à force de rire et en poussant des chansonnettes, parcourent les environs en achetant des souvenirs de pacotille sur les étals ? »
Étonnamment, aujourd’hui, un nouveau développement de l’histoire nous fait revenir presque au point de départ. Les cataclysmes mondiaux n’ont pas épargné Primel : plusieurs chapelles, représentées par les artistes au début du 20e siècle, ont été détruites par l’aviation britannique[1], les crises économiques ont causé la faillite des hôtels autrefois florissants. En 1987 l’hôtel Poupon a lui aussi été vendu à la découpe…
Aujourd’hui Primel s’ouvre, à nouveau, au voyageur sous son aspect intact de chaos de granit, tel qu’il s’est offert à Alexandre Benois.
Qui écrira la nouvelle page de la vie artistique de Primel ?
[1] L’aviation britannique n’a procédé à aucune destruction sur la commune de Plougasnou.
Alexandre Benois, Vue de Trégastel, l'hôtel Poupon, dessin, 1897. Collection particulière.
Oxana Bobrovitch
journaliste-observateur. Vingt années de vie en France lui ont permis d'acquérir une grande expérience et une connaissance approfondie du pays, mais également une compréhension profonde de ses spécificités sociales, des relations entre les forces politiques et du potentiel de développement de la société française. |
Christian MILLET, Oxana BOBROVITCH